Sur
le quai, attente.
L'air
est frais, les passants n'en sont plus. Ils sont êtres immobiles ou presque,
pourrait-on dire en arrivant, des êtres en état d’attente, attente collective
sur le quai. À y regarder mieux, de légers mouvements semblent former des
courbes, inéluctablement mobiles, contenues dans un espace consacré. On
pourrait même y apposer un cadre, sans que personne ne touche les bords, sans
protestation, un cadre dans lequel se confineraient ces mouvements du monde, et
duquel on ne sort pas… À moins de briser l’attente collective, et ses
mouvements presque imperceptibles
et constants, de s’y opposer frontalement, de partir le long des voix
vers une liberté terreur de tous les cheminots, chefs de gare et attendeurs
collectifs. Mais aujourd’hui, et en cet instant, le quai ne voit que
l’engourdissement paisible de la normalité par le froid d’un matin d’automne.
Bientôt,
le train et son vecteur fendront cet espace d'une ligne droite, dure,
pousseront l'air de part et d'autre, éclabousseront ces attendeurs avec l'air
du milieu. Une lame tranche la gare, la sépare. Une modélisation dynamique qui
esquisse une danse vectorielle, tout en couleurs, se superpose au quai du train
de Sainte Geneviève des Bois...
Dedans,
les mouvements continuent, mais encore plus petits, petits...
Car
assis dans un train, comment faire? Que faire de soi, de ses mains, du temps?
Un lieu s’ouvre, un lieu clôt qui se déplace avec nous dedans, avec un nous par
agrégation, nous qui pouvons également nous déplacer dedans. Les paysages
défilent. Une jeune femme porte une robe à pois rouges, rehaussée d'une énorme
fleur rouge accrochée à un serre-tête sur le coté droit d'une de ses extrémités, en face, sur le siège
collé à la vitre. Elle se coiffe, se maquille. Quelqu’un, en face d’elle, la
regarde. La regarde attentivement. Ses cheveux sont courts, bruns, son teint
clair, et le rouge à lèvre qu'elle applique avec une enviable précision pas
vraiment assorti à sa robe… Trop foncé pour la robe, oui, pour un mariage
heureux, mais d'un beau rouge-bordeaux.
Elle
s'affaire. Pas une fois son regard ne se relève, ne tombe sur le sien, ne surprend
l'indélicatesse d'une observation appuyée, ne la force à détourner les yeux.
Elle s'affaire. Réajuste le reflet de son image dans le cadre étroit d’un petit
miroir de poche noir.
Pour
le reste d'elle-même, une ceinture violette, fine, sur les hanches, un chapeau
noir posé à côté d'elle, sur le siège, au-dessus d’un sac mou, en tissu.
L’image globale semble construite, comme si elle avait préparé les positions de
son sac, de son chapeau et de son corps avant de monter, depuis chez elle,
même. Comme si elle s’attendait à s’offrir en feignant l’indifférence à l’œil
photographique d’un autre indifférencié. Elle est tout en couleur, elle est en
relief. Pas vraiment d'une classe particulière, en dépit de ses efforts, du
choix audacieux de ses atours, et l'on pourrait même précisément dire
l'inverse. Exposition de pauvreté et dissonances juxtaposée. Mais en relief, et
c'est tout ce qui compte en cet instant. Car c'est précisément pour cela
qu'elle se trouve sur le siège en face collé à la vitre, dans ce lieu clôt qui
se déplace avec nous dedans, face à quelqu’un qui la regarde. Précisément parce
que je l'ai suivie.
Je
finirai donc la description. Je sors d'ailleurs un carnet, et depuis ma place
de proximité, je plante mon regard sur son intimité et je prends des notes,
sans discrétion. De toute façon, un simple balayage du reste de l'espace clôt
conforte l'impudeur ambiante, puisque personne ne croise une seule fois
l’arrogance d’au moins un de mes deux yeux. Alors, libérée des normes sociales
habituelles et scandalisée devant l’apparente inexistence de moi en cet
endroit, le regard se plante au creux des intimités des personnages
environnants, successivement, pénètre les mouvements quotidiens de l'attente et
du déplacement...
Un
peu plus loin, une autre femme, plus classique, vêtue d’une veste blanche,
imitation working-girl bon marché. Et rien n’est dissonant d’avec la tendance
générale. Non, ce n’est pas comme la jeune femme à la robe à pois, aux prises avec les possibles de sa condition, mais forte du relief de ces dissonances juxtaposées. Là, l’allure
est plus classique, conforme aux représentations de ce qu’une belle femme
présente d’elle-même dans les couches moyennes de la société… Ou bien dans les magasines.
Tailleur-jupe blanc avec veste cintrée, collants et escarpins, maquillage et
coiffure soignés, écouteurs dans les oreilles, pour un tout immobile aux jambes
croisées. J’imagine le possible d’une évolution humaine avec une excroissance
de peau en forme d’écouteurs au niveau des oreilles. Une belle femme lisse.
Les
arrêts se succèdent. Un arc-en-ciel s’imprime sur le visage d’un homme, plus
loin, sur le crâne d’un autre homme, de dos et sur le haut du wagon. Le moi
apparemment inexistant en cet endroit hésite à se lever et le dire à cet homme,
à quelqu’un, à tous… À partager la dimension de l’espace de ce lieu clôt du
déplacement. Les arrêts qui se succèdent sont la seule marque du temps qui
passe, le seul lien d’avec le réel, le dehors. Je cherche le croisement de
lignes de vision, un croisement quelconque… La lumière se déplace et les
couleurs aussi. Elles gagnent la fille à pois, le haut de son front. Son regard
frôle des yeux à l’affût, ne les croise pas, mais tant pis, je le saisis au
vol, l’arrache par force, je lui montre l’arc-en-ciel, elle le regarde dans son
miroir.
Elle
sourit.
J’existe.
Tout
à coup.
Ça tombe bien car je m'apprête à descendre...
Ça tombe bien car je m'apprête à descendre...
La
journée peut peut-être être bonne, même, qui sait…
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